mercredi 22 avril 2009

Mur jaune et mort et liberté

C'est devant cet incomparable tableau -réel- de Vermeer (intitulé «Vue de Delft») que le personnage fictif de Bergotte, un grand écrivain, meurt dans «À la recherche du temps perdu». Je vais vous présenter le récit de sa mort tantôt.
C'est une reproduction de ce tableau dans le «Lagarde et Michard*» du 20e siècle qui a, durant mon adolescence, attiré mon attention sur Proust et «À la recherche du temps perdu» et m'a permis d'en entreprendre la lecture et d'y entrer pleinement à la première tentative quand mon maître à l'Université Laval, le Père Morice (dont j'ai déjà parlé quelque part dans ce blogue), m'a incité à le faire.
Si je vous le présente aujourd'hui c'est parce que j'y ai été amené par la photo d'une peintre -Christine Fuchs-, parue dans Libération (), en train de restaurer la fresque qu'elle avait peinte jadis sur le Mur de Berlin quand celui-ci est tombé et a constitué selon moi l'un des plus grands événements de l'histoire du monde en annonçant la fin des plus maléfiques empires que la Terre ait connus: l'empire nazi (dont l'empire soviétique a été à la fois une des causes et le digne successeur avant et après la 2e guerre mondiale) et l'empire soviétique, égaux dans le crime et dans le danger qu'ils ont fait courir à la race humaine (et tous deux héritiers du christianisme réel (pas du christianisme prêché, qui est, hélas, un faux-semblant, comme la démocratie pour George W Bush et ses épigones) dont les crimes ont été aussi grands que les leurs).
Voici cette photo:

Crédits Photo: Reuters/Hannibal Hanschke

Quelles relations entre la photo et le tableau de Vermeer?
Ce jaune, ce mur jaune de Christine Fuchs et ce «petit pan de mur jaune» que contemple
Bergotte dans le passage qui raconte sa mort que je vous présente maintenant et qui est aussi une réflexion sur la mort, notre mort, la vôtre et la mienne:

De quelle façon allons-nous nous endormir ? Et une fois que nous le serons, par quels chemins étranges, sur quelles cimes, dans quels gouffres inexplorés le maître tout puissant nous conduira-t-il ? Quel groupement nouveau de sensations allons-nous connaître dans ce voyage ? Nous mènera-t-il au malaise ? À la béatitude ? À la mort ? Celle de Bergotte survint le lendemain de ce jour-là où il s’était ainsi confié à un de ces amis (ami ? ennemi ?) trop puissant. Il mourut dans les circonstances suivantes : une crise d’urémie assez légère était cause qu’on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Vermeer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu’il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu’il ne se rappelait pas) était si bien peint qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l’exposition. Dès les premières marches qu’il eut à gravir, il fut pris d’étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l’impression de la sécheresse et de l’inutilité d’un art si factice, et qui ne valait pas les courants d’air et de soleil d’un palazzo de Venise ou d’une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant Vermeer, qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu’il connaissait, mais où, grâce à l’article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentèrent ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l’un des plateaux, sa propre vie, tandis que l’autre contenait un petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu’il avait imprudemment donné la première pour le second. « Je ne voudrais pourtant pas, se dit-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition. »
Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune. » Cependant il s’abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l’optimisme, se dit : « C’est une simple indigestion que m’ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n’est rien. » Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ?**
Peut-être ce «petit pan de mur jaune» qui obsède
Bergotte mourant et ce mur jaune que repeint Christine Fuchs ont-ils une signification commune ou une infinité de significations communes. Je ne sais.
Ce que je sais c'est que, dans mon esprit, l'un conduit à l'autre.

* J'avais promis de vous parler des «Lagarde et Michard» un jour. J'ai déjà parlé de celui du 17e siècle et, peut-être, de celui sur le Moyen Âge (je ne me souviens plus). Tiendrai-je ma promesse un jour? C'est le suspense dans lequel vous et moi sommes plongés.
** Voici la suite de ce passage:
Certes, les expériences spirites pas plus que les dogmes religieux n'apportent de preuve que l'âme subsiste. Ce qu'on peut dire, c'est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d'obligations contractées dans une vie antérieure; il n'y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste athée à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Vermeer. Toutes ces obligations, qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées — ces lois dont tout travail profond de l'intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement — et encore! — pour les sots. De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est sans invraisemblance.

2 commentaires:

orfeenix a dit…

Je ne tiendrai pas ce suspense et vous supplie audacieusement de nous parler des Lagarde et Michard,j'ai toute la collection avec un faible pour le XIX ème dont la couverture est une aquarelle de Victor Hugo! Ils ont accompagné mes modestes études.Ces rapprochements autour du mur jaune sont remarquables, là je suis convaincue de ce que vous expliquiez sur la réitération, ce passage est aussi fort qu'être ou ne pas être!

Jack a dit…

Voyez à cette adresse dans mon blogue:
http://jackaimejacknaimepas.blogspot.com/2008/07/lagarde-et-michard-du-moyen-ge.html
et à cette autre
http://jackaimejacknaimepas.blogspot.com/2008/07/nono-de-sacha-guitry-par-le-thtre-100.html
Pour les autres volumes du Lagarde et Michard, je ne puis rien vous promettre car
L'Avenir n'est à personne (...)
L'Avenir est à Dieu.
Victor Hugo

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